un extrait de "La frontière bleue", écrit il y a pffff longtemps. A vous de voir si vous avez envie de lire la suite. Je l'ai retrouvé sur le web. C'est drôle Internet ce que ça garde !
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"Matta travaille, tout près d'un antique water-closet surplombant le ruisseau, perpendiculaire au mur de clôture de "chez" Moune.
Un bouton manque à la ceinture de son pantalon poché aux genoux. Il porte une série de pulls sur une chemise et un blouson en cuir dont, par endroits, la surface s'émiette. Moune ne l'a encore pas vu vêtu autrement.
Akim se douche.
Dehors, Moune parcourt ce qui sera le jardin, gonflée d'une joie, d'une attente, comparable, à ce qu'elle en suppose, à celle d'une femme grosse, toute pleine, tranquille, une main caressant son ventre.
- Portez-moi les graines dans la brouette, crie Matta.
Moune lui porte le paquet. Il l'attend, campé sur ses jambes écartées, les cheveux en bataille. Elle lui donne les graines. Il dit:
- Il faut que je plante avant la lune.
Parfois elle l'envie, Emilio.Lla terre semble le satisfaire. Il ne lui épargne pas sa peine. Mais, après toutes les patiences, il ne pardonne pas à l'arbuste chétif, au légume récalcitrant: il arrache et il remplace. Obsédé par une antique inextinguible peur de manquer, un "plus jamais ça" latent, il utilise chaque centimètre carré du sol.
- C'est la semaine prochaine la lune, dit Moune.
- Je pars demain. On vient me chercher. Je reste quinze jours chez un cousin au bord de la mer.
- Ah.
Pourquoi il sourirait ? Il ne songe même pas à demander. Il scrute les montagnes, il soupire, renifle, reprend sa pioche, un air de toute la misère du monde sur le visage. Il imagine sans doute inconsciemment à jouer ainsi le rôle du malheureux digne, attiser la compassion d'autrui, Moune en l'occurrence. Elle considère le petit cirque de Matta avec une pointe de dégoût, une pincée de pitié, et le débarrasse d'un regard de sa panoplie de martyr. Il souffre à côté de la comédie qu'il donne. Sa fierté le fait insincère.
Son pays de jeunesse est là-bas, le continent mythique, la terre perdue qu'il a quittée par force trop tôt et qu'il ne retrouve jamais. De ce côté de la frontière, quelle est la place de sa douleur d'exilé parmi toutes ses douleurs ? Qu'elles sont-elles ? N'a t'il jamais eu que des blessures d'orgueil ? Ses souvenirs rabâchés lassants, personne ne veut plus les entendre. Parfois il chante dans les fêtes, il pleure un flamenco grandiloquent et ridiculement tragique, une main sur le coeur. Il ne daigne pas entendre les qui se moque. Il hausse les épaules. Il répète "Ba ! Ba !"
Quelque chose a changé, quelque chose... Mais il se cramponne. il est tout en dedans vibrant, debout ! L'âge va finir par l'asseoir, sans qu'il ait compris, lui qui ne veut renoncer à rien, garder toujours, derrière sa pitoyable petitesse d'homme, la part immense de la révolte.
Qui héritera sa mélancolie et la colère ?"
extrait "la frontière bleue" mh (c)
Commentaires
la frontière est là, sur l'étagère, comme une âme qui me nargue. Des fois, lassé, j'ouvre au hasard une page d'imprimante, avec des mots bleus manuscrits, les miens, ceux d'un autre temps, quand j'avais la prétention (oui, le mot est vrai) d'en faire la correction. Quand je vois ces mots bleus, ces lettres de stylo, une honte me prend, m'entoure, me cerne, comme si j'avais volé une respiration. Alors je passe à travers, comme une pluie froide, et j'éssaie de retrouver la trame de ce voyage si doux.